Texte sacré de l’Islam, le Coran a fait l’objet de nombreuses lectures, parfois divergentes, au cours du temps. Que contient le Coran, et quelle place ce texte laisse-t-il à l’interprétation ? Comment ces lectures ont-elles évolué au cours de l’histoire ?

Guillaume Dye, islamologue et professeur à l’Université libre de Bruxelles – ULB, Muriel Debié, professeure des universités et directrice d’études à l’École Pratique des Hautes Études, et Kahina Bahloul, islamologue et première imame en France, étaient les invités des Matins de France Culture le 21 novembre 2019.

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Une somme remarquable, fruit d’un travail collectif, qui met en lumière la dimension historique du texte coranique et son inscription en contextes monothéistes.

Si la religion de l’islam sait se déployer à travers de multiples modes d’expression, le Coran en reste le marqueur le plus puissant et il demeure, notamment au fil de l’actualité, le texte de référence sans lequel il est impossible d’appréhender la pensée musulmane. C’est la raison pour laquelle, depuis le XIXe siècle, les études critiques et scientifiques n’ont cessé de se développer. Dès la première moitié du XIXe siècle, Abraham Geiger démontre la présence massive d’éléments juifs bibliques et post-bibliques dans le Coran et le Hadith avant qu’Ignac Goldziher ne remette en cause à la fin du XIXe siècle la crédibilité des sources islamiques concernant le Hadith. A cette première remise en cause s’en ajoute une seconde dès le XIXe siècle : celle consistant à contester l’attribution du Coran au Muhammad historique. Elle est l’œuvre principalement d’Aloys Sprenger (Das Leben und die Lehre des Mohammed). Dans le prolongement de cette réflexion se développe ainsi l’étude des sources non orales et non islamiques du Coran qui conduit par exemple un Alphonse de Mingana, au début du XXe siècle, à sonder l’influence profonde sur le Coran de la langue syriaque et des courants chrétiens. Mais ce n’est véritablement qu’au début des années 70 que les études sur le Coran et les origines de l’islam vont connaître un tournant décisif en actant notamment la nécessité d’intégrer de manière critique des sources non musulmanes dans l’étude du Coran, ou encore en approfondissant la question de l’éventuelle influence des langues dites bibliques ou des langues de l’Arabie préislamique.

C’est précisément dans cette perspective historiographique que vient s’inscrire Le Coran des historiens en interrogeant à nouveaux frais la pertinence de certains modèles d’études du Coran, tel que celui initié par Theodor Nöldeke à la fin du XIXe siècle. Le savant allemand, dans son Histoire du Coran (1860), s’il avait intégré certaines données de la critique historique (notamment l’idée d’ajouts et de suppressions dans le corpus coranique), n’avait jamais remis en cause, sur un plan méthodologique, le cadre général d’une histoire du Coran telle qu’elle est présentée par la tradition musulmane sunnite. Or, Le Coran des historiens, sous la direction de Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dyé , se présente comme une entreprise impressionnante visant, à travers le déploiement de trois volumes, à développer une lecture historico-critique du Coran. Servie – ce qui est inédit – par une trentaine de chercheurs internationaux, la somme se déploie selon un mouvement cohérent allant de l’étude du contexte et de la genèse du Coran (volume I contenant une vingtaine d’études) à l’analyse, sourate par sourate, de l’ensemble du livre (volumes II et III). Un quatrième volume, qui n’existe qu’en version numérique (de façon à ce qu’il puisse être complété au fur et à mesure des nouvelles parutions), entend faire le point de manière exhaustive sur la recherche relative au Coran depuis le XIXe jusqu’à aujourd’hui. De manière plus générale, le présent ouvrage, indépendamment des questions de foi et du caractère incréé du Coran aux yeux des musulmans, pose la question suivante : quels apports le regard d’un historien peut-il produire concernant l’étude du Coran ? Autrement dit, quels sont les jeux d’influence géographiques, historiques, sociaux, politiques ou encore religieux qui ont pu présider à l’élaboration du corpus coranique ?

La nécessité d’intégrer des sources non musulmanes dans l’étude des débuts de l’islam

Pour qui n’est pas spécialiste du Coran, le regard porté sur le livre saint des musulmans épouse bien souvent les contours d’un récit porté par la tradition musulmane sunnite : le prophète Muhammad, ayant reçu une série de révélations (de 610 à 622) de la part de l’ange Gabriel, porte l’existence du message divin à la connaissance de son entourage. Le texte est mis par écrit (notamment par le scribe Zayd) puis réuni en un codex sous le calife Uthman (vulgate uthmanienne). Depuis des décennies de recherche, non seulement la plupart des études coraniques ont validé ce discours, mais elles l’ont élevé au rang de véritable paradigme (on parle de paradigme nölkedien du nom du savant allemand). Or, depuis la fin des années 70, ce paradigme se voit fortement contesté sur la base, entre autres, de la prise en compte de nouvelles données archéologiques relatives à l’Arabie préislamique. Celles-ci ont notamment permis de souligner l’importance décisive du royaume de Himyar (au sud-est de l’Arabie préislamique) à partir du IVe siècle jusqu’au milieu du VIe siècle de l’ère commune. Après la conversion du souverain au judaïsme en 380, les pratiques polythéistes sont abandonnées. Par la suite, la conquête de Himyar par les Aksumites (peu avant 530) verra le royaume se convertir au christianisme. A la lumière de ces événements, il semble donc possible que la Mecque et Médine aient appartenu à un empire juif, puis chrétien. Certaines des descriptions épigraphiques éclairent ainsi d’un jour nouveau l’origine du lexique coranique : une part significative de ce lexique se trouve en effet déjà dans les inscriptions préislamiques. Citons à titre d’exemple les mots du Coran empruntés à l’araméen et qui se trouvent sur les inscriptions du royaume de Himyar (par exemple slt, à vocalisation probablement salat, « prière », qui se trouve dans cinq inscriptions) ou l’influence de sources syriaques dans certaines sourates . Toutes ces données épigraphiques, archéologiques et codicologiques tendent à mettre en avant une surestimation du polythéisme dans l’Arabie préislamique (par la tradition musulmane) au détriment d’un monothéisme qui, par exemple à Médine dès 622 (année de l’hégire), devait être dominant.

La quête du Muhammad historique est-elle possible ?

A cette vision renouvelée du contexte géographique, historique et religieux de l’Arabie préislamique, s’ajoute une mise en question des sources musulmanes relatives à la vie de Muhammad. Que la plus grande partie des renseignements à son sujet provienne de sources composées bien après les événements relatés invite en effet à interroger la crédibilité de ces traditions. A titre d’exemple, la première sîra, autrement dit la vie du prophète de l’islam, ne fut compilée qu’au milieu du VIIIe siècle par Ibn Ishaq (m. 767) et il en est ainsi de toutes les traditions de la sîra. De fait, si l’on veut étudier un document contemporain de la vie de Muhammad, il faut sans doute questionner le Coran lui-même, mais l’exégèse se heurte alors à un sérieux problème dans la mesure où y figurent très peu d’éléments pouvant permettre de reconstruire la vie du prophète, ce qui a pu conduire l’historienne Jacqueline Chabbi à évoquer « la biographie impossible de Mahomet » .

Le Coran : genèse d’un texte en contextes monothéistes

Si la quête du Muhammad historique passe par la mise en doute, d’un point de vue méthodique et historico-critique, de l’authenticité des sources musulmanes anciennes concernant sa vie, elle implique aussi parallèlement l’étude des sources non musulmanes contemporaines du prophète, celles relatives notamment aux différents courants religieux de l’époque. Ainsi, certaines convictions religieuses de Muhammad, telles qu’elles peuvent apparaître dans le Coran, sembleraient avoir été influencées pas une tradition d’eschatologie impériale répandue parmi les religions de l’Antiquité tardive du Proche-Orient à la veille de l’islam. M. A. Amir-Moezzi, dans son étude intitulée « Le shi’isme et le Coran », indique que le Coran ne « dit rien sur l’annonce faite par Muhammad de l’avènement imminent du Messie » , alors même que « de nombreuses attestations textuelles montrent que, pour les premiers adeptes de Muhammad et très probablement pour lui-même, le Messie de la Fin des temps n’était autre que Jésus-Christ. » Si de tels propos pourraient être jugés hautement subversifs par certains, ils peuvent aussi apporter un élément d’explication non négligeable aux jeux de réécritures à l’œuvre dans le Coran : la réinterprétation de la Tradition et l’infléchissement des textes – avec en arrière-plan la thématique de la falsification du texte coranique mise en avant par la tradition shi’ite – pourraient répondre à la nécessité, pour le pouvoir califal ommeyade en place après la mort de Muhammad, de contrer les attentes apocalyptiques du prophète et de gommer la dimension messianique d’un Ali (gendre du prophète) très souvent associé, dans les sources shi’ites ésotéristes notamment, à Jésus, au Sauveur et au juge de la Fin des temps.

Ce type de sources tend à montrer que le Coran a pris forme, non pas dans un contexte de paganisme, mais dans un contexte de monothéisme. Comme nous l’avons déjà évoqué, que l’implantation des Juifs dans le Hedjaz ou de communautés chrétiennes à Médine ait commencé des siècles avant le début de l’islam conduit inévitablement à reconsidérer les rapports entre les deux monothéismes et le Coran. Tout lecteur un peu attentif a pu en effet remarquer la présence dans le livre de nombreux personnages bibliques empruntés à la Bible elle-même ou plus souvent aux traditions post-bibliques (Talmud et Midrash). L’influence du judaïsme sur le Coran ne se limite toutefois pas aux seuls personnages. Un grand nombre de chercheurs ont aussi pointé de profondes similitudes entre la jurisprudence musulmane et celle des Juifs, de telle façon que certaines lois du Coran ne semblent avoir émergé qu’à la faveur d’une relation dialectique avec la foi juive. Quant à l’influence du christianisme sur le Coran, la recherche actuelle peine encore à en définir les grandes lignes tant les linéaments de la théologie chrétienne présents dans le livre saint témoignent d’influences très diverses. Il reviendrait sans doute ici d’explorer plus avant l’environnement syriaque des premiers musulmans et la probable influence du christianisme éthiopien sur le Coran. .

Le Coran envisagé comme source historique

Si le Coran reste, à certains égards, une énigme pour la recherche, c’est parce qu’il s’agit d’un texte profondément anhistorique dont l’absence de cadre narratif et le caractère fréquemment allusif autorisent une lecture intertextuelle (avec les traditions chrétienne et juive notamment) souvent complexe et délicate. Cette complexité est d’autant plus vive que le Coran embrasse différents genres littéraires (sermons, récits dialogués, controverses, versets juridiques, hymnes, prières…). Reste que la recherche actuelle, sur la base d’une mise en question de la crédibilité des sources musulmanes postérieures à Muhammad et à partir des nouvelles données épigraphiques et archéologiques, se propose d’appliquer au texte coranique les méthodes et outils de la critique biblique. En fait, si on acte le principe selon lequel Muhammad n’est pas le seul auteur du Coran (la question de la paternité du Coran, largement abordée dans le livre, se révèle décisive à bien des égards) parce que le texte a subi une série de réécritures ou de réélaborations successives, il est légitime dès lors de se défaire du paradigme nöldekien (les récits musulmans traditionnels portent sur des faits bien établis et non contestables) pour privilégier une étude du texte coranique qui puisse se fonder sur les textes antérieurs (ou contemporains), et pas uniquement postérieurs de deux siècles. Un tel renversement de paradigme, à l’œuvre depuis une trentaine d’années (mais pas de manière systématique chez tous les chercheurs), n’implique pas forcément l’ignorance des récits de la tradition musulmane (lesquels peuvent être confrontés bien sûr au Coran), ni même ceux de la tradition shi’ite (trop souvent écartés au profit de la tradition sunnite) , mais plutôt l’affirmation de la prise en compte du Coran comme source historique.

Il reviendra dès lors d’étudier les péricopes ou versets coraniques dans la perspective de la mise au jour d’un possible processus de composition s’inscrivant dans un jeu d’intertextualité avec la littérature biblique et post-biblique (volumes II et III). On pourra ainsi, par exemple, questionner plus facilement la présence d’éléments bibliques ou para-bibliques, chrétiens ou juifs, dans des sourates mecquoises supposées avoir été composées en milieu polythéiste, ou encore souligner certains thèmes communs à une rhétorique chrétienne et au Coran. Par exemple, l’idée selon laquelle les Juifs ont le « cœur incirconcis » (Q2 : 88 ; 4 : 155) est un topos tiré des Actes des Apôtres (7, 51-53) ou du corpus paulinien (Rm 2, 28-29 ; Ph 3, 3). Il reviendra aussi, en vertu du processus de composition, de favoriser une approche diachronique du corpus coranique, attentive aux différentes strates du texte lui-même. Enfin, et c’est là nous semble-t-il, un thème passionnant d’un point de vue exégétique, les auteurs évoquent l’existence d’« un problème synoptique » dans le Coran, autrement dit la présence de passages parallèles au cœur même du texte. La mise en lumière de ces données tendrait à souligner un jeu d’intertextualité susceptible de nous renseigner sur les évolutions de la communauté ou des communautés à l’origine du développement du texte coranique.

Un commentaire scientifique et séculier du Coran

Privilégiant résolument une approche philologique et historique du Coran, Le Coran des historiens, en actant l’inscription du texte dans le contexte historique et religieux du Proche-Orient tardo-antique, déploie, dans les volumes II et III, un commentaire continu de l’ensemble du livre saint. Ainsi, dans le prolongement de la diversité des influences mises au jour dans le premier volume, les deux suivants proposent une étude de chaque sourate d’un point de vue littéraire, linguistique, religieux et philologique , comme pour mieux rendre compte de l’extrême richesse des différentes sources d’inspiration, au nombre desquelles figurent en premier lieu les sources juives et chrétiennes, objet dans les commentaires de nombreuses références. Soulignons ici la pluralité des formes de judaïsme ou de christianisme qui cohabitent pendant la période préislamique. Ainsi, concernant le seul christianisme, on peut évoquer l’influence (sur le Coran) des christianismes syriaque, copte, éthiopien et même celui de certaines tribus arabes.

L’approche textuelle, ici étayée par nombre d’éléments évoqués dans le premier volume, consiste à s’affranchir dans un premier temps de l’exégèse islamique et de la chronologie traditionnelle du développement du Coran (sourates mecquoises et médinoises). Autrement dit, le commentaire ne suit pas l’ordre supposé de la proclamation des sourates, tel que Nöldeke le reconstruit. Il s’agit donc bien d’un commentaire séculier et historico-critique du Coran dont il n’y a véritablement à ce jour aucun équivalent : un projet unique en ce qu’il matérialise une lecture et un commentaire de chaque verset du Coran dans une démarche historico-critique faisant intervenir une trentaine de chercheurs .

De ce point de vue, le présent ouvrage se révèle remarquable à plus d’un titre : il offre une synthèse éclairante des enjeux – voire des tensions – qui traversent actuellement les recherches coraniques ; il favorise une lecture plurielle du Coran en soulignant la diversité des influences, ce dont témoignent d’ailleurs les domaines de recherche variés des spécialistes ayant participé à l’ouvrage ; enfin, il rapproche de manière féconde, non seulement les monothéismes juif, chrétien et musulman, mais aussi les méthodes des études coraniques et bibliques, puisque l’existence de tels commentaires (soumis à une approche historico-critique) est chose courante depuis un certain temps .

On déplorera toutefois l’absence du texte coranique en amont des commentaires. Certes, les auteurs s’en expliquent en arguant que « cela aurait considérablement alourdi le volume ». Il n’empêche qu’il est dommage que le lecteur soit ainsi constamment obligé d’aller consulter une traduction de son choix ou le texte original lui-même pour mesurer la pertinence ou la richesse des commentaires. On pourra aussi s’interroger sur certaines contradictions ponctuelles apparentes entre deux études : Christian Robin, dans son étude « L’Arabie préislamique », évoque ainsi le fait que « la Mecque et Médine appartiennent probablement à un empire juif, puis chrétien » au Ve et au début du VIe, alors que dans le même temps, Guillaume Dyé, dans sa contribution intitulée « Le corpus coranique : contexte et composition », souligne que « l’absence d’indice matériel de présence chrétienne dans le Hedjaz (hormis à l’extrême nord de la zone, vers ‘Aqaba, et tout au sud à Najran) aux VIe et VIIe siècles est frappante » . Par-delà cette apparente contradiction, Le Coran des historiens – et ce n’est pas l’un des moindres mérites de l’ouvrage – témoigne en fait de cette tension permanente qui porte la recherche et qui la mène à poser des questions restant parfois encore en suspens.

Enfin, il revient ici de souligner la dimension civique que les auteurs du Coran des historiens prêtent à cette étude : proposer une approche distanciée et objective du texte coranique, à rebours de certaines lectures fondamentalistes, littéralistes, décontextualisées ou instrumentalisées. Nul doute que la lecture du présent ouvrage, facilitée par la fluidité de la rédaction (les auteurs ont considérablement limité les notes de bas de page pour rendre la lecture plus aisée), permette à qui souhaite explorer plus avant l’univers fascinant du Coran de porter un regard renouvelé sur un texte qui ne demande qu’à se dévoiler, si tant est qu’on lui prête l’attention qu’il mérite.

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