Il est difficile de faire la part entre mensonge délibéré et inculture crasse pour qualifier les propos tenus par Emmanuel Macron devant les membres des deux Chambres du Parlement marocain le 29 octobre, lors de sa visite d’État, lorsqu’il évoque « les années d’Al Andalus », qui « ont fait de l’Espagne et du sud de la France un terreau d’échange avec votre culture », que « nos poètes eux-mêmes [ont] placé au cœur de nos imaginaires. » L’historiographie officielle ânonnée par Emmanuel Macron présente en effet Al-Andalus comme une sorte de « paradis multiculturel », un Eden multiracial et multireligieux, servant à justifier le fameux vivre-ensemble contemporain imposé aux peuples d’Europe par le même Emmanuel Macron et ceux qui le soutiennent.
C’est la raison pour laquelle, sans donner trop d’importance aux propos du Président de la République, nous proposons à nos lecteurs les deux textes qui suivent. Le premier est la rediffusion d’une recension de Al-Andalus, l’invention d’un mythe (paru en 2017), de l’universitaire Serafín Fanjul, islamologue et arabisant espagnol, spécialiste de la philologie sémitique, dont l’ouvrage fait aujourd’hui référence. À la suite, nous republions l’intégralité d’un entretien que Serafín Fanjul avait accordé à Arnaud Imatz dans le numéro 62 de La Nouvelle Revue d’Histoire en septembre 2012. Bonne lecture.
Polémia

Sommaire
1. Al-Andalus, justification du « vivre-ensemble »
2. Qu’ont apporté les « Arabes » ?
3. Un nouveau mythe : la liberté des chrétiens d’Orient
4. Le mythe de l’Espagne musulmane : entretien avec Serafín Fanjul. Propos recueillis par Arnaud Imatz1 

Certes, le livre est énorme, d’apparence austère, parfois touffu et alourdi d’un considérable appareil de notes mais son auteur, historien, islamologue et arabisant, membre de l’Académie royale, est l’un des universitaires les plus titrés et les plus respectés d’Espagne. Comment expliquer, sinon par l’inféodation de notre pays à la pensée unique, que son étude définitive, parue en 2000 à Madrid, ait dû attendre dix-sept ans pour être publiée en France, non par une grosse maison mais par un « petit » éditeur ? Pourtant, ce livre n’était pas inconnu puisque notre ami Arnaud Imatz, qui préface – excellemment – l’édition française, avait signé un long entretien avec Serafin Fanjul dans la Nouvelle Revue d’histoire alors dirigée par Dominique Venner, entretien dont l’intégralité est à retrouver en deuxième partie ci-dessous.

Al-Andalus, justification du « vivre-ensemble »

Mais voilà, pour justifier le dogme actuel du « vivre-ensemble » avec des occupants arrivés, non pas le cimeterre, mais la valise à la main, il faut absolument préserver le mythe d’un idyllique Al-Andalus multi-ethnique et multi-religieux, exalté dans maints colloques universitaires. Or, la « réalité historique de l’Espagne des trois cultures » – chrétienne, juive et musulmane – que, documents d’époque à l’appui et fort de multiples travaux approfondis sur la question, présente Serafin Fanjul, est fort éloignée de cet Eden du métissage racial et culturel.

D’une part, les chrétiens qui refusaient la conversion à l’islam n’étaient pas traités sur un pied d’égalité par les envahisseurs musulmans mais, au mieux, pressurés d’impôts et accablés de brimades, au pis, persécutés et massacrés.

D’autre part, ceux des envahisseurs qui se laissaient finalement tenter par les cultures indigènes et donc hispaniser étaient systématiquement supplantés, détrônés et eux aussi massacrés, par des tribus plus rigoristes franchissant le détroit du Djebel Tarek (Gibraltar) pour mettre un terme à cette dégénérescence dans les délices de Capoue qu’étaient la musique ou la poésie profane. Ainsi finirent les derniers des Almoravides, vaincus par les Almohades fanatiques… eux-mêmes renversés ensuite par les Mérinides.

Qu’ont apporté les « Arabes » ?

Enfin, si les « Arabes » (en fait, pour l’essentiel, des Berbères arabisés) laissèrent des trésors dans le sud de l’Espagne, mosquées et palais somptueux, la plupart furent édifiés par des Espagnols ou des esclaves européens razziés, et ce dans des zones bénéficiant d’une solide tradition architecturale romaine puis wisigothique. C’est là une constante dans toute l’aire d’expansion mahométane :  l’ « art islamique » tant célébré a prospéré sur le terreau grec, égyptien, perse ou byzantin … Par exemple, le fameux Sinan, architecte au XVIe siècle des plus fameuses mosquées de Turquie, était un Gréco-Arménien de Cappadoce, enlevé à sa famille par le système du « devsirme » (enrôlement forcé de jeunes garçons chrétiens, convertis à l’islam et versés dans l’armée) et s’étant illustré comme ingénieur militaire avant que Soliman le Magnifique, étonné par ses dons, ne l’envoie, si l’on en croit André Clot, biographe du sultan (éd. Fayard, 1992), étudier l’architecture à Vienne. Et il en va de même pour l’art d’Hippocrate, Serafin Fanjul a montré que la célèbre école médicale d’Al-Andalus devait moins aux marabouts du Haut-Atlas qu’au Grec Galien, que le Moyen Age ne connaissait pas seulement par les traductions arabes.

Car, avant Sylvain Gougenheim, qui scandalisa la bien-pensance avec son Aristote au Mont Saint-Michel ; les racines grecques de l’Europe chrétienne (Le Seuil, 2008) et Guy Rachet auteur de Les Racines de notre Europe sont-elles chrétiennes et musulmanes ? (Ed. Jean Picollec, 2011), Serafin Fanjul faisait déjà litière des théories complaisantes sur le rôle primordial qu’auraient joué les Arabes dans la transmission de la littérature et de la pensée scientifique de la Grèce classique. Rôle tenu en réalité par les monastères chrétiens.

Un nouveau mythe : la liberté des chrétiens d’Orient

C’est dire combien la lecture de son livre est nécessaire à l’heure où l’on est prié de s’émerveiller devant l’exposition « Les Chrétiens d’Orient » organisée à l’Institut du Monde arabe que préside l’ancien ministre socialiste Jack Lang, grand passeur de « mythes » devant l’Éternel. Car en exposant des chefs d’œuvre – en effet remarquables, et qui méritent la visite – de l’art chrétien en terre d’islam, l’IMA nous refait le coup d’Al-Andalus : voyez comment, au Proche et au Moyen-Orient, les Évangiles cohabitaient harmonieusement avec le Coran sous l’œil bienveillant de leurs suzerains musulmans ! Voyez combien les artistes chrétiens, y compris les moines, étaient libres, et comment ils pouvaient en toute impunité glorifier Jésus et la Vierge ! Il leur suffisait d’accepter leur statut de Dhimmi : un système qui, contrairement à ce que croient les esprits vulgaires, est, nous explique-t-on, protecteur et non pas coercitif et ségrégationniste.

Exposition ou bourrage de crânes préparatoire au Grand Remplacement ? Contre cette lobotomisation rampante, il est un antidote : Al-Andalus, l’invention d’un mythe – un mythe qui, pour notre plus grande honte, dut beaucoup, assure le professeur Fanjul, à Théophile Gautier, Prosper Mérimée et autres littérateurs français du XIXe siècle. Aveugles à la beauté austère mais sans doute trop « européenne » de Ségovie ou de Burgos mais fous d’exotisme, ils se pâmaient devant la Giralda ou l’Alhambra et tiraient de cette luxuriance une considération exagérée pour la conquête arabe, et donc un rejet tout aussi outrancier de la Reconquista par les Rois très catholiques. Décidément, rien de nouveau sous le soleil !

Camille Galic
10/12/2017

 

Serafin Fanjul, Al-Andalus, l’invention d’un mythe, L’Artilleur éditeur novembre 2017, traduction de Nicolas Klein avec la collaboration de Laura Martinez, 700 pages plus index.

Le mythe de l’Espagne musulmane : entretien avec Serafín Fanjul.

Propos recueillis par Arnaud Imatz

Le politiquement correct s’impose à coup de mensonges historiques répétés. Parmi ceux-ci on trouve le mythe d’Al Andalous : celui d’un royaume musulman pacifique, ouvert et tolérant. Une jolie construction idéologique sans grand rapport avec la réalité. L’hispanisant Arnaud Imatz fait le point ci-dessous avec le grand arabisant espagnol Serafín Fanjul. Selon ce dernier, les textes du Moyen Age démentent totalement l’interprétation contemporaine.

Né en Galice, en 1945, Serafín Fanjul est un des plus prestigieux arabisants espagnols. Ancien directeur du Centre culturel hispanique du Caire, professeur de littérature arabe à l’Université autonome de Madrid, membre de l’Académie Royale d’Histoire depuis 20111 il a consacré sa vie à l’étude de l’Islam comme phénomène religieux, sociologique, économique et politique. Auteur d’études littéraires érudites telles Las canciones populares árabes ou La literatura popular árabe et de traductions d’œuvres d’Ibn Battuta et d’Al-Hamadani, il est surtout connu pour avoir publié chez Siglo XXI, – qui fut l’éditeur espagnol emblématique de la pensée socialiste et marxiste dans un passé récent -, deux ouvrages essentiels : Al-Andalus contra España. La forja de un mito (Al-Andalus contre l’Espagne. La création d’un mythe) et La químera de al-Andalus (La chimère d’al-Andalus). Ces deux livres, dont on regrettera qu’ils n’aient pas encore été traduits en français [note de Polémia : à l’époque où cet entretien a été réalisé], mettent en pièces l’image mythique d’al-Andalus, société raffinée, pacifique et cultivée soumise par des barbares chrétiens, et celle, non moins chimérique, d’une société musulmane espagnole dont l’influence se ferait toujours sentir dans l’Espagne du tournant du XXIe siècle. Pour compléter ses travaux, Serafín Fanjul a publié récemment une étude montrant le rôle fondamental joué par les européens dans la création de l’image mythique et stéréotypée d’une Espagne primitive, exotique et mystérieuse, qui a pour titre Buscando a Carmen (À la recherche de Carmen, Siglo XXI, 2012), une allusion insolite à la célèbre héroïne néoromantique de Mérimée et de Bizet.

Arnaud Imatz : Vous avez écrit des livres et de nombreux articles pour dénoncer le mythe d’al-Andalus « civilisation la plus avancée du haut Moyen-Âge », symbole de la cohabitation pacifique et tolérante des trois cultures musulmane, juive et chrétienne. La vie en commun était-elle sereine et harmonieuse jusqu’à l’expulsion des Morisques ou au contraire marquée par la confrontation ? Faut-il parler de « symbiose » ou d’ « antibiose » ?

Serafín Fanjul : On ne saurait voir de façon homogène tout un processus historique qui a duré près de huit siècles. Au VIIIe siècle, la société d’al-Andalus n’était pas celle du Xe siècle une époque où les musulmans étaient majoritaires, où l’hégémonie culturelle arabe était un fait et le christianisme en plein recul. Le royaume de Grenade, qui dura deux siècles et demi (1238-1492), n’était pas non plus identique à l’al-Andalus de la période antérieure. Il s’agissait d’une société monoculturelle, avec une seule langue, une seule religion. Une société terriblement intolérante, par instinct de survie, puisqu’elle était acculée à la mer. La symbiose et l’antibiose sont deux notions qui relèvent d’une conception idéaliste de l’histoire. Leurs promoteurs (le philologue Américo Castro et le médiéviste Claudio Sanchez Albornoz) sont au fond des néoromantiques.

De quelle manière les musulmans gouvernaient-ils la partie de l’Espagne qu’ils dominaient ?

Il n’y eut pas de confrontation permanente, mais il n’y eut pas non plus d’harmonie ou de tolérance sans limites : tout dépendait des circonstances concrètes et surtout de la proportion plus ou moins dominante des musulmans. Plus le pourcentage de ces derniers était important, moins la société était tolérante. Les communautés soumises voyaient certains de leurs droits (non pas bien sûr la totalité) reconnus en tant que groupes. Une reconnaissance de droits du groupe, et non pas de l’individu, qui n’a jamais été faite sur un pied d’égalité avec les musulmans.

Les juifs et les chrétiens pouvaient-ils pratiquer leur culte librement ?

Ils pratiquaient leur religion avec des restrictions et avec le plus de discrétion possible. Au milieu du IXe siècle, il y eut une persécution antichrétienne à Cordoue, avec de nombreux martyrs. Le grand pogrom antijuif de Grenade se produisit en 1066. Mais la situation s’aggrava à partir du XIIe siècle avec les Almohades.

La société arabo-musulmane de la Péninsule était-elle, comme a pu l’écrire l’historien anglais Arnold Toynbee, « affranchie des préjugés raciaux » ?

C’est une invention ou une mauvaise interprétation de Toynbee par manque d’informations. Bernard Lewis et, avant lui, l’un des pères de l’orientalisme scientifique, Ignaz Goldziher, ont montré à partir de nombreux textes arabes de l’époque que les critères ethniques étaient couramment utilisés : Arabes du nord contre Arabes du sud, Berbères contre Arabes, Arabes contre Slaves et contre musulmans d’origine hispanique (qui étaient les plus nombreux) et, évidemment, tous contre les Noirs… et réciproquement.

Beaucoup de Français confondent al-Andalus et Andalousie ; pouvez-vous nous expliquer en quoi les deux termes diffèrent et même s’opposent ?

C’est une confusion créée par des voyageurs et écrivains français du XIXe siècle, qui a été ensuite reproduite par des historiens et à laquelle ont finalement adhéré des arabisants, des historiens espagnols soucieux de faciliter le rapprochement entre al-Andalus et l’Espagne contemporaine. L’équivoque repose évidemment sur la similitude phonétique, mais la langue espagnole fait une distinction entre andalusi (qui est d’origine ou propre à al-Andalus) et andaluz (qui se rapporte à l’Andalousie, en tant que région d’Espagne). En français vous réglez la question en utilisant seulement « andalous » pour les deux concepts. En arabe, al-Andalus désigne toute l’Hispania musulmane (c’est-à-dire jusqu’au fleuve Duero, la frontière du Nord au Xe siècle, ou seulement le royaume de Grenade au XIVe siècle). Le vocable Andalucia (Andalousie) n’est utilisé en espagnol que dans le courant du XIIIe siècle. C’est la conséquence de la conquête castillane de la vallée du Guadalquivir. Par la suite jusqu’en 1833 (date de l’actuelle division des provinces), l’Andalousie était seulement la partie occidentale. L’Andalousie orientale, le royaume de Grenade (Grenade, Malaga et Almería) constituait une unité politique et administrative différenciée comme le prouve la documentation de l’époque. D’ailleurs, encore aujourd’hui, dans la province d’Almería la « conscience andalouse » est très faible.

En 1969, Ignacio Olagüe, un paléontologue qui,dans sa jeunesse, avait été militant des JONS (Juntas de Ofensiva Nacional-Sindicalista), publia en France un livre intitulé, de façon suggestive, Les musulmans n’ont jamais envahi l’Espagne. Il prétendait que la population hispano-romaine détestait les dirigeants wisigoths et qu’elle avait préféré et même souhaité la présence musulmane. La conquête de 711 n’était selon lui qu’une invention rétrospective pour justifier la Reconquête. Sa thèse, sévèrement critiquée en son temps par le médiéviste Pierre Guichard, a trouvé un nouvel écho parmi les musulmans d’aujourd’hui et surtout parmi les espagnols convertis à l’Islam. Qu’en pensez-vous ?

Pour Olagüe, il s’agissait d’un processus d’« osmose » (qu’il imaginait mais ne démontrait pas) d’adhésion parfaitement libre et heureuse de l’Hispania à l’Islam, alors qu’aucun pays n’a jamais rejoint l’Islam de manière aussi poétique. C’est une prétention absurde plus proche de la fiction littéraire que de l’histoire. Il tire une conclusion énorme de quelques faits réels comme les convulsions religieuses, les divisions de l’époque wisigothique ou l’absence de documents arabes contemporains de la conquête. La première chronique arabe qui relate l’évènement, celle de Ibn’Abd al-Hakam est en effet postérieure d’un siècle et demi. Mais je viens de publier un livre sur la Chronique Mozarabe de 754 : or, tant dans celle-ci que dans celle de 741 (les deux étant écrites en latin par des chrétiens vivant dans le royaume musulman) il est fait une référence ponctuelle à la conquête islamique et à ses effets nullement pacifiques.

Il y a déjà un demi siècle, Fernand Braudel expliquait que l’Espagne avait expulsé les Morisques, derniers représentants des populations musulmanes en Espagne, en 1609, parce qu’il s’agissait d’une minorité inassimilable, qui résistait à toute forme d’intégration, et dont les liens avec l’ennemi de l’époque étaient connus et établis. Plus récemment, l’historien Philippe Conrad l’a montré dans son Histoire de la Reconquista (1999). Partagez-vous ce point de vue ?

Absolument ! Braudel l’a vu avec une grande lucidité : l’expulsion se produisit en raison de l’impossibilité d’assimiler les morisques (même après plusieurs siècles de présence !). Leur connivence avec les pirates turcs et barbaresques est plus que démontrée. Elle était d’ailleurs normale et logique de leur point de vue. Mais ils conspiraient aussi avec l’Angleterre et la France d’Henri IV, alors ennemie de l’Espagne. Les morisques établis en Béarn étaient en contact avec les huguenots. Après la conversion au catholicisme du roi Henri IV, celui-ci reçut, en 1602, les demandes d’aides de morisques qui lui offraient en retour d’agir comme « cinquième colonne » en Espagne. Plusieurs agents français parvinrent jusqu’à Valence. Parmi eux, M. Jean de Panissault, qui était déguisé en marchand. Plus tard, le 23 avril 1605, Paschal de Saint Estève, fut emprisonné et révéla le détail des intrigues qui se tramaient. Louis Cardaillac, le grand spécialiste français des morisques, a bien montré que les craintes des espagnols étaient fondées.

Un des lieux communs de l’historiographie moderne est que la décadence de l’Espagne est due à l’expulsion des juifs et des morisques. Vous écrivez au-contraire que l’unification politico-religieuse évita de sombrer dans les horribles conflits internes que connurent d’autres pays. Agnostique et partisan de la laïcité, vous soulignez, je vous cite, que l’Espagne est « un territoire européen… avec d’innombrables racines qui plongent dans le monde néolatin, et qui se caractérise par une prédominance séculaire du christianisme ». La relative homogénéité culturelle est-elle, selon vous, la condition nécessaire d’une société pacifique ?

L’expulsion des Juifs se produisit en août 1492, et le « grand bond » de l’Espagne dans tous les domaines est postérieur. Il en est ainsi tant de la découverte de l’Amérique et de la grande pénétration en Italie, que de l’hégémonie politique et militaire en Europe (qui durera un siècle et demi), ou du Siècle d’or littéraire. Les morisques avaient une certaine importance économique dans deux régions : Valence et Aragon, et surtout dans le domaine de l’horticulture (voir les travaux d’Henri Lapeyre ou de Julio Caro Baroja). La décadence a plutôt pour origine le dépeuplement, en raison des levées de troupes, de l’émigration, des épidémies, la hausse des impôts, et les énormes dépenses militaires en Europe.
Le multiculturalisme est une belle utopie sans aucun rapport avec la réalité : les communautés majoritaires ont toujours tendance à absorber les petites et leur résistance entraîne les frictions. Les exemples récents de la Yougoslavie ou du Liban sont suffisamment explicites, celui de la fuite d’Irak d’un million de chrétiens (sur un million et demi), depuis 2003, ne l’est pas moins. Les pouvoirs religieux d’al-Andalus cherchèrent toujours l’islamisation totale et il y eut des exodes massifs de chrétiens vers le nord, jusqu’au XIIe siècle, comme il y eut ensuite ceux des morisques vers le nord de l’Afrique.

Est-il vrai que le roi Alphonse X (1221-1284), canonisé par le progressisme moderne – qui voit en lui l’archétype de la tolérance et le champion de la cohabitation pacifique entre les trois cultures – , a lui aussi censuré l’attitude des juifs et des musulmans de son temps ?

Le grand compendium législatif d’Alphonse X, Las Siete Partidas, est révélateur de la situation de soumission et d’« appartenance » qui était la leur. Ils étaient la propriété du roi et on devait les respecter en tant que tels. Ce corpus législatif indique les restrictions et les châtiments qu’ils devaient subir.

Le thème de la présence des réfugiés morisques en Amérique suscite une certaine curiosité depuis quelques années. Ont-ils joué un rôle significatif dans l’aventure et la conquête du Nouveau monde ?

Non ! Il leur était interdit d’émigrer aux Indes. Certains parvinrent à le faire, mais cette présence n’a pas de signification sociale importante en raison de leur nombre extrêmement réduit, de leur dispersion et de leur dissimulation comportementale. D’autre part, pour se libérer de l’oppression hispano-catholique, il était beaucoup plus logique de fuir vers le nord de l’Afrique, ce que d’ailleurs ils faisaient, plutôt que de s’embarquer dans un voyage long et hasardeux pour demeurer ensuite sous le pouvoir espagnol. Je n’ai jamais trouvé aucune donnée significative à cet égard dans les archives d’Espagne et d’Amérique que j’ai consultées au cours de mes travaux de recherche.

On entend dire que les espagnols sont les héritiers de la culture arabo-musulmane qui a été présente en Espagne pendant plus de sept siècles. Certains vont même jusqu’à déclarer que les espagnols sont des « demi-arabes ». Que leur répondez-vous ?

C’est une fantaisie littéraire des voyageurs du XIXe siècle qui, par la suite, a été adoptée par l’ « andaloucisme » politique, soucieux de se trouver des origines exotiques, distinctes de celles de tous les autres Espagnols. En l’absence d’une langue indépendante et d’une bourgeoisie locale nationaliste, il leur fallait recourir à l’histoire lointaine pour cimenter les mythes fondateurs de la « nation andalouse ». Il n’en est pas de même dans d’autres régions de l’Espagne.

L’existence d’un vocabulaire espagnol dont la racine est arabe n’est-elle pas un argument de poids en faveur de la thèse du legs arabo-musulman? Quelle est la part de l’imaginaire et du réel dans cette influence linguistique ?

La phonétique, la prosodie, la morphosyntaxe de l’espagnol n’ont rien d’arabe. Rien ! Dans le lexique vivant il subsiste 450 mots vraiment en usage, bien qu’il y ait environ 950 étymons qui, avec les dérivés, composent un total de 3000 vocables, auxquels il faut ajouter environ 2000 toponymes. C’est très peu en proportion, et d’autant moins qu’il s’agit d’un vocabulaire qui se rapporte à des techniques médiévales (agricoles, armes, construction) qui ont été remplacées ou sont en net recul. Il n’y a pas non plus de lexique d’origine arabe à signification spirituelle ou abstraite, ce qui est très révélateur. Mais le lexique est la partie la plus fluctuante et la moins déterminante du caractère d’une langue.

Dans les domaines alimentaires, vestimentaires, celui des fêtes populaires, de la musique (notamment du cante jondo flamenco) et de la topographie, vous montrez, avec une érudition écrasante, que les origines arabo-musulmanes sont marginales alors que les filiations latino-germaniques et chrétiennes sont absolument prédominantes. Comment jugez-vous la profusion de ces romans historiques, dont les intrigues se déroulent dans la Péninsule ibérique du Moyen âge, et qui regorgent d’erreurs historiques et de stéréotypes hispaniques ?

C’est une mode encouragée par les intérêts économiques des éditeurs. Mais les productions télévisuelles sont encore pires.

Dans l’apport, trop souvent ignoré, de l’Espagne aux divers domaines de la cosmographie, de la géographie, de la médecine, des sciences exactes, de la botanique, de la linguistique et de la philosophie, la contribution des intellectuels arabo-musulmans est-elle substantielle ou secondaire ?

L’apport des scientifiques d’al-Andalus fut sans doute important, surtout dans la transmission des connaissances perses, indiennes et de l’Antiquité grecque qui parvinrent en Europe par diverses voies dont celle d’al-Andalus.

Le médiéviste Sylvain Gougenheim a remis en cause la thèse selon laquelle le monde musulman a joué un rôle fondamental dans la transmission de la science et de la philosophie grecques à l’Occident au Moyen Âge. Dans son livre, Aristote au Mont-Saint-Michel : les racines grecques de l’Europe chrétienne, il a montré que l’importance de la filiation des traductions latines a été largement sous-estimée s’attirant ainsi l’opprobre des maîtres-censeurs du politiquement correct. Comment vous situez-vous dans ce débat ?

Le livre de Gougenheim est excellent, bien structuré, magnifiquement documenté, et c’est ce qui fait mal. Comme il est difficile de le contredire, avec des arguments historiques, on a recours à l’attaque personnelle. Une vieille méthode ! Il fait preuve d’un grand courage (d’ailleurs indispensable à l’heure actuelle) en remettant en cause des tabous et des routines sacralisées. L’étude et la pensée doivent être libres ; elles ne sauraient être soumises à la tyrannie du politiquement correct, ce complexe qui nous est venu de l’Université nord-américaine et qui asphyxie jusqu’à la liberté d’expression. C’est un comble !

Vous avez écrit un article retentissant dans un des grands quotidiens madrilènes qui avait pour titre : « Je ne veux pas être dhimmi ». Que vouliez-vous dire exactement ?

Tout simplement que je ne veux pas que mes fils ou petits-fils vivent comme les chrétiens de Cordoue au IXe siècle, bien que – je précise – je ne croie pas que cela arrivera un jour, parce que les sociétés européennes (avec tous leurs défauts) ne le permettront pas.

Est-il vrai qu’aujourd’hui les écoles du Maghreb donnent une vision quasiment paradisiaque d’al-Andalus et que les chrétiens espagnols y sont présentés comme des usurpateurs ?

Oui c’est ainsi ! Et cela de façon plus discrète dans les manuels scolaires de Tunisie et de manière plus extrême, c’est-à-dire avec une exaltation nationaliste-chauviniste beaucoup plus grande, dans ceux du Maroc. Tout au long de l’histoire la Péninsule ibérique a subi de nombreuses invasions, certaines suivies d’une acculturation massive ; la conquête arabo-musulmane fut l’une d’entre elles, la Reconquête (pour utiliser la terminologie traditionnelle) en fut une autre. Cela dit, depuis le XIIIe siècle, Cordoue, Séville, Cadiz, etc. font partie de l’Espagne, leur population est espagnole à 100%. Les traiter d’usurpateurs relève de la plaisanterie.

Quels sont selon vous les facteurs expliquant l’essor de l’Islam au début du XXIe siècle ?

La grande explosion démographique, le contrôle du pétrole et des énormes masses de capitaux sur les marchés financiers par quelques pays islamiques (qui ne sont pas précisément démocratiques), l’autodestruction de l’impérialisme européen qui a mis fin à sa propre existence même s’il a subi des pressions des États-Unis après la Deuxième Guerre mondiale. Ajoutons l’occupation de grands espaces laissés libres par le nationalisme arabe et l’islamisme qui, logiquement, a tendance à s’étendre. Ce n’est pas un jugement de valeur, c’est une simple description.

La communauté des musulmans, l’« umma », est-elle totalement divisée ou relativement unie ?

Sur l’essentiel, l’unité des sunnites est totale, bien qu’il y ait des substrats et des adstrats culturels, ou des variantes selon les écoles juridiques (madahib) sur des questions secondaires, de détail, en raison d’une grande dispersion géographique.

Existe-t-il un islam modéré et un islam radical ?

Tout dépend ce que l’on entend par « modéré ». Si cela signifie quelqu’un qui admet, en toute tranquillité, que sa fille se marie avec un chrétien ou un athée, qui accepte, tout aussi naturellement, qu’un autre musulman abandonne l’islam, ou qui défende le droit de toutes les confessions religieuses à faire du prosélytisme dans n’importe quel lieu de la planète, alors nous sommes en présence d’un modéré qui vit ses convictions sans gêner les autres. Et cela vaut pour les fidèles de toutes les religions.

Les grands médias occidentaux ont salué, généralement avec enthousiasme, « les révolutions démocratiques du printemps arabe » (2010-2011). Le mouvement des « indignés », ces jeunes protestataires qui campaient sur les principales places des grandes villes d’Espagne, en mai 2011, s’en réclamait expressément. Le « printemps arabe » est-il porteur de nouvelles perspectives pour l’avenir du monde musulman et, par contrecoup, pour l’Europe ?

Les jeunes – pas toujours si jeunes – qui disent s’indigner n’ont pas la moindre idée de ce qu’est la vie dans un pays musulman. Ceux qui ont une formation politique sont simplement des anarchistes et des communistes d’extrême gauche, mais la majorité de ces « indignés » sont des fils à papa qui jouent à la révolution, sans avoir de vrais objectifs. Ils usent et abusent de concepts vagues (la justice, l’amour, la paix, la solidarité, etc.) ou de devises parfaitement creuses. Ils sont satisfaits d’eux-mêmes parce qu’ils enfoncent des portes ouvertes, mais il leur manque des montagnes de lectures sur les luttes sociales et révolutionnaires européennes, depuis la Révolution française, jusqu’à la Révolution russe en passant par celle d’Allemagne en 1848. Lorsqu’ils ont des idéaux politiques, même diffus, ils sont aux antipodes de l’islamisme, lequel a été le catalyseur (c’est un point de plus en plus clair) des émeutes que les journalistes ont qualifiés complaisamment de « printemps arabe ». La nouveauté pour le monde arabe est que l’islamisme est de plus en plus fort. Et cela est préoccupant.

Serafin Fanjul
Propos recueillis par Arnaud Imatz
01/09/2012

Une version courte de cet entretien a été publiée dans La Nouvelle Revue d’Histoire nº 62, septembre-octobre 2012.

Camille Galic

Diplômée des Langues orientales, directrice de l’hebdomadaire Rivarol de 1983 à 2010, Camille Galic a aussi collaboré à des publications comme Le Spectacle du monde et Le Crapouillot. Sous son pseudonyme Claude Lorne, elle a rédigé en 2012 Les Médias en servitude pour Polémia, dont elle est une contributrice régulière depuis 2011. Chroniqueuse au quotidien Présent, elle a publié en 2013 un Agatha Christie (éd. Pardès, coll. « Qui suis-je ? »).

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Les maîtres du pays ont toujours été convaincus de la supériorité de leur foi. Juifs et mozarabes n’ont jamais été que des sujets de seconde catégorie. L’intransigeance a chassé Maïmonide de son pays ; faire de lui le représentant d’une Espagne tolérante et accueillante est un contresens. C’est donc par un abus de langage que l’on parle d’une Espagne des trois religions. Al-Andalus a été un pays musulman, les minorités religieuses n’y ont jamais été vraiment acceptées et elles ont fini par disparaître au XVe siècle. On relève aussi de violents conflits ethniques qui, du VIIIe au Xe siècle, opposent Arabes et muwalladûn (Hispaniques convertis à l’islam). On observe encore la répression impitoyable de toute trace de chiisme en Al-Andalus. Seuls parmi les sunnites, les Andalous ont fait choix d’autoriser une unique école de droit et d’exégèse de la Loi divine, le malikisme, alors qu’en Orient la pluralité des écoles était la règle. L’ennemi est toujours le même : le non-Arabe, Persan en Orient, Hispanique ou Berbère en Occident, anti-Arabe toujours. Dans ces conditions, la tolérance a pour eux moins d’importance que le maintien des coutumes syriennes et de la langue arabe la plus pure. Si les musulmans se montraient intolérants vis-à-vis de ceux qui partageaient leur foi, quel a dû être leur comportement à l’égard des minorités religieuses ? Les uns et les autres convertissent de force les minorités ou les expulsent. Un certain nombre de juifs trouvent refuge au Maroc, la plupart émigrent vers les royaumes chrétiens – Portugal, Castille, Navarre, Aragon –, où les souverains leur font bon accueil. C’est la même chose pour les mozarabes. À partir du XIIe siècle, la bienveillance d’Al-Andalus à l’égard des religions du Livre – à supposer qu’elle ait jamais existé – fait place à la persécution. Rares sont les juifs qui vivent encore en terre d’Islam. Quant aux chrétiens, dans la Grenade des Nasrides qu’admiraient tant les romantiques, les seuls qui s’y trouvaient encore dans les années 1480-1492 étaient des prisonniers, enfermés dans des geôles. Les soldats de la Reconquista les ont libérés et ont accroché leurs chaînes aux murs du monastère de Saint-Jean-des-Rois, à Tolède ; il en reste encore quelques-unes aujourd’hui.

  1. Son discours de réception, du 22 avril 2012, a été publié par la Real Academia de la Historia sous le titre : Al-Andalus, una imagen en la Historia (Madrid, 2012). [] []