Le grand public français a vaguement conscience que les chrétiens sont maltraités dans certains pays musulmans, et ne s’étonne donc pas de leur immigration en France . Mais peu mesurent l’ampleur du changement démographique et donc de civilisation qui est en cours.
Je vais parler des pays qui bordent l’Europe à l’est et au sud, et où l’islam est majoritaire. Il s’agit de la région qui va des pays du Maroc à l’Iran, du Maghreb au Moyen Orient( traduction du terme anglais, « Proche-Orient » en français, mais les médias l’ont oublié).
Cette région regroupe des pays avec lesquels nous sommes en contact fréquent, par opposition aux pakistanais ou malais que nous connaissons moins. Bref ce sont « Nos voisins musulmans, du Maroc à l’Iran », titre d’un livre d’histoire et de politique contemporaine que j’ai fait à leur sujet.
On y trouve deux sortes de chrétiens, ceux qu’on appelle « les chrétiens d’Orient » divisés en un grand nombre d’églises, dont la plus connue en France est celle des maronites du Liban, et ceux du Maghreb.
En Orient, des élites longtemps chrétiennes
Les chrétiens d’Orient sont en contact avec nous depuis 17 siècles.
D’abord par l’empire byzantin, qui a pris la suite de l’empire romain et a duré 1000 ans de plus. De langue grecque et profondément chrétien. il a longtemps été un acteur important du monde méditerranéen et, avant les invasions arabes, allait de l’Italie à la Tunisie. Il était intellectuellement et princièrement (par les mariages) en contact avec l’Europe occidentale.
Puis le contact entre chrétiens d’Orient et d’Occident a continué avec les croisades (1099-1291). Les Croisés trouvèrent chez les chrétiens un accueil favorable, des mariages et des appuis.
Ensuite l’Empire ottoman a autorisé à partir de la Renaissance des contacts directs entre la France et les chrétiens avec Jacques Cœur puis François Ier, son allié contre les Habsbourg, qui se concrétisera notamment avec les premières écoles chrétiennes. A partir du XIXe siècle, la faiblesse de cet empire permis aux Occidentaux de s’ingérer dans la politique ottomane et ces écoles se multiplièrent.
Enfin les protectorats français et anglais (de 1918 à l’après deuxième guerre mondiale) s’appuyèrent sur les élites chrétiennes.
Mais ce sont justement ces croisades, puis le soutien occidental, notamment scolaire, qui ont causé indirectement la perte de ces chrétiens, en les faisant apparaître comme des occidentalisés, voire comme des « collaborateurs du colonialisme ».
Une islamisation et une arabisation très progressives
C’est donc d’une terre byzantine structurée par ses églises et son administration grecque que les nomades arabes prirent le contrôle dans les années 630. Cela après deux ou trois grandes batailles n’ayant pas bouleversé cette région, qui a donc gardé ses cadres, sa religion et sa civilisation.
Les Arabes puis les Turcs, initialement nomades, ont utilisé ces chrétiens comme cadres techniques ou administratifs.
La conversion à l’islam ne s’est faite que très progressivement au fil des nécessités sociales et surtout fiscales, pour échapper à « l’impôt de protection ». Contrairement à la légende et à ce qui s’est passé au Maghreb, il n’y a pas eu de conversion à coups de sabre.
N’oublions pas que l’imprimerie a été longtemps diabolisée dans l’empire ottoman, et qu’elle y a pénétré par des écoles chrétiennes.
Or, sans imprimerie, pas de scolarisation, et les autorités musulmanes ont été jusqu’au XIXe siècle contraintes de faire largement appel aux chrétiens pour des fonctions qualifiées, et une partie de la bourgeoisie musulmane s’est empressée de fréquenter des écoles chrétiennes.
Sans que l’on puisse donner de chiffres faute de recensement, on peut estimer que la population est donc restée largement chrétienne dans de nombreux endroits jusqu’au XXe siècle avant de diminuer brutalement.
Au Maghreb, l’histoire a été très différente
Là aussi, la population était chrétienne avant l’arrivée des Arabes, et Saint-Augustin, un des piliers du dogme catholique, en est la personnalité la plus connue.
Mais contrairement au Moyen-Orient, à l’arrivée des arabes il n’y avait plus de société organisée et structurée analogue à la société byzantine du Levant. En effet, l’empire romain d’Occident avait été balayé par la tribu germanique des Vandales et le bref retour des Byzantins a été limité à la région de Carthage. Les Arabes les en ont chassé en 698.
La résistance des Berbères a été longue, mais finalement toutes les tribus du Maghreb ont dû se convertir à l’islam.
Plus tard sont arrivés des nomades arabes, dont les Beni Hillal. Ayant détruit des cultures avec leur bétail pendant trois siècles, ils ont entraîné la quasi-disparition de ce qui restait des villes, dont on pense qu’une partie de la population était restée chrétienne. Les dernières traces archéologiques de leur présence ont été trouvés dans des oasis du Sahara.
À part quelques enclaves européennes provisoires – certaines iles, dont Djerba et l’îlot qui a donné son nom à Alger (Al Jezirah, l’île), et la ville d’Oran, qui a été espagnole de 1509 à 1791, mais toujours avec très peu de populations civile – les chrétiens ont donc disparu du Maghreb jusqu’à l’arrivée des Français.
L’histoire contemporaine des chrétiens d’Orient
Au Moyen-Orient, deux raisons démographiques expliquent la diminution des chrétiens :
- la forte fécondité musulmane n’est plus compensée par une forte mortalité. Si le phénomène s’est nettement atténué, la fécondité musulmane étant tombée à 2 ou 3 enfants par femme, le nombre de parents nés avant cette baisse a entraîné une forte croissance de la population musulmane,
- et surtout l’émigration des chrétiens a été massive sous la pression musulmane soit sociale, soit violente.
En Turquie
Le cas extrême est celui de la Turquie, avec le massacre ou le départ des Grecs et Arméniens depuis un peu plus d’un siècle.
Les Arméniens ont été volontairement déportés à partir de 1915 hors de leur région de l’est de la future Turquie, parce que des alliés publiaient des cartes y prévoyant la création d’un État arménien. Cette déportation s’est faite dans des conditions exterminatrices, d’où la qualification de génocide en Occident. Mais le tabou est total en Turquie et on risque la prison pour l’évoquer.
Il semble que de nombreuses femmes aient survécu après s’être réfugiées (ou ayant été « annexées ») dans les familles turques comme deuxième épouse officiellement musulmane. Beaucoup de bons musulmans turcs ont donc une grand-mère arménienne. Mais chut !
La disparition des Grecs de Turquie occidentale, où ils étaient présents depuis la plus haute antiquité a d’abord eu lieu dans le cadre d’un échange de population avec les Turcs de Grèce dans les années 1920.
Les communautés grecques résiduelles de Turquie, les Grecs du Pont (mer Noire) puis d’Istanbul ont été progressivement expulsées vers la Grèce jusque dans les années 1960 et j’ai pu suivre cette question dans la presse.
En 1974, s’y est ajoutée l’expulsion des Grecs du nord de Chypre, région occupée par l’armée turque sans déclaration de guerre.
Irak, Liban, Palestine
En Irak, c’est l’État islamique qui a fait fuir ou a massacré les chrétiens d’Irak sous nos yeux dans les années 2010. Leur nombre serait passé de 1,5 millions à 300 000 en 20 ans pendant que la population musulmane doublait. Une partie a pu se réfugier au Kurdistan irakien qui a résisté à l’État islamique. Une visite papale est prévue en ce mois de mars 2021, avec l’appui de la principale autorité chiite (confession majoritaire en Irak… et en Iran), l’ayatollah Sistani. Un adversaire de l’usage de la religion en politique, à l’inverse du guide suprême iranien.
Au Liban, conçu comme un réduit chrétien les musulmans sont maintenant majoritaires
– pour des raisons démographiques d’abord, suite à la multiplication des chiites qui représentent environ 40% de la population libanaise aujourd’hui. C’est un retour de bâton contre la classe libanaise historique (alliance des chrétiens, des sunnites et des druzes menées par les maronites). Cette classe politique libanaise avait en effet ignoré et sous-scolarisé la population chiite, laquelle s’est donc multipliée dans la pauvreté. Le parti chiite, le Hezbollah, dispose par ailleurs d’une puissante armée financée par l’Iran, par impérialisme chiite et pour soutenir un allié aux portes de son ennemi israélien.
– dans un deuxième temps, le poids des chiites et de l’Iran a fait émigrer les chrétiens hors du Liban : si ces derniers sont encore majoritaires chez les seniors, ils sont ultra minoritaires chez les jeunes.
Un phénomène analogue a eu lieu en Palestine, avec une explosion démographique musulmane involontairement financée par l’ONU dans les camps de réfugiés. Cela en offrant un revenu et une scolarisation garantie, alors qu’une population urbaine « normale » diminue sa fécondité du fait de la précarité et du coût de l’enfant (logement, scolarité…). Les Palestiniens ont un temps été des champions mondiaux de la fécondité avec plus de neuf enfants par femme !
Cela s’est conjugué à une émigration des chrétiens, résultant de la pression israélienne et facilitée par leur niveau d’instruction qui leur permet d’obtenir des visas pour l’étranger. Ainsi la ville de naissance du Christ, Bethléem, qui était totalement chrétienne serait maintenant au tiers musulmane.
Le sort des chrétiens arabes vivant en Israël est meilleur. S’ils sont des citoyens de deuxième zone au point de vue des deniers publics, ce qui est frappant quand on entre dans leurs villes (la région du « triangle », dont Nazareth), ils participent à la vie démocratique et économique d’un pays développé. En particulier leur religion en fait des guides précieux pour les innombrables pèlerins chrétiens, notamment les francophones, grâce au français scolaire de beaucoup.
Jordanie, Syrie, Egypte
En Jordanie, la petite communauté chrétienne semble avoir été respectée, et prospère grâce aux pèlerinages chrétiens du monde entier venu visiter les sites bibliques, les sites proprement chrétiens étant sur la rive droite du Jourdain en Palestine. Il m’est revenu que le Crédit Lyonnais avait employé de nombreux chrétiens francophones.
En Syrie, les chrétiens se sont rangés côté du président massacreur Assad pour échapper aux islamistes de Daesh et à ceux financé par le Qatar et l’Arabie. On manque de données sur ce qu’ils sont devenus. Mais toutes les communautés ont été sévèrement frappées par la guerre civile.
En Égypte se trouve toujours la principale minorité chrétienne, celle des Coptes (peut-être 10 millions de personnes : les estimations vont de 5 à 20 % des 100 millions d’Égyptiens).
Du courant du XIXe siècle à 1956, l’Egypte avait été particulièrement cosmopolite, avec de nombreux chrétiens français, anglais, libanais et grecs … il avait même été envisagé que le français devienne la deuxième langue du pays après l’arabe. Il n’en fut plus question avec l’arrivée de Nasser, représentant de la moyenne bourgeoisie nationaliste. Et en 1956 eut lieu l’énorme erreur stratégique française de l’expédition de Suez qui fit partir du jour au lendemain presque tous les étrangers.
Les Coptes restèrent donc la seule minorité chrétienne, supportant depuis toujours des brimades de la majorité musulmane. Le pire a été constaté pendant le bref règne des Frères musulmans (2012–2013), avant qu’ils ne se fassent éliminer et pendre par milliers par l’ex général Sissi. Ce militaire, élu président grâce aux voix démocrates, s’est ensuite retourné contre ces derniers. Du moins la pression violente des Frères musulmans sur les chrétiens s’est arrêtée.
Ces événements politiques s’ajoutant à la pauvreté générale ont donc généré un courant d’émigration des chrétiens les plus qualifiés, mais la masse des Coptes reste pauvre et clouée sur place.
Au Maghreb
Dans cette région ne demeuraient comme chrétiens que les Européens, en général français, restés après les indépendances et les confiscations qui les ont suivies. C’est au Maroc que ces chrétiens européens sont les plus nombreux. On peut signaler aussi, en Algérie, quelques dizaines de milliers de Kabyles chrétiens, communauté qui a nettement diminué à la suite d’une émigration vers la France.
Mais contrairement au reste de la région, le nombre des chrétiens a récemment fortement augmenté au Maghreb.
d’une part avec l’immigration des Ivoiriens et autres chrétiens venant du golfe de Guinée, attirés par le Maroc pour les études en français moins chères qu’en France, ou tout simplement bloqués au sud de la Méditerranée après l’échec de leur tentative de migration vers l’Europe. J’ai été témoin à Rabat d’un service protestant francophone exclusivement composé de subsahariens dans une ancienne église chic de la communauté française,
d’autre part par un mouvement de conversion de musulmans vers l’évangélisme protestant. Ce mouvement touche probablement 100 000 personnes, dont 50 000 en Algérie. Après avoir été brimés, malgré des constitutions permettant d’autres religions que l’islam, ces nouveaux protestants évangélistes semblent avoir réussi à négocier un modus vivendi avec les autorités.
L’ensemble de ces trois communautés chrétiennes, européenne, subsaharienne et locale, reste néanmoins marginal au Maghreb.
Un phénomène de civilisation très important
Il faut distinguer le Maghreb du Moyen-Orient.
Au Maghreb
Au Maghreb, le Maroc et la Tunisie ont réussi à échapper partiellement à l’isolement intellectuel, notamment du fait des liens économique et culturels avec la France. L’Algérie par contre, a largement rompus ces liens, particulièrement sur le plan économique où la Chine est maintenant le premier interlocuteur étranger. Ce qui s’ajoute à la vieille amitié et coopération avec la Russie. Restent en Algérie, comme au Maroc et en Tunisie d’innombrables liens familiaux et l’accès à l’Internet francophone.
Au Moyen-Orient
Au Moyen-Orient, la diminution rapide du nombre de chrétiens change la civilisation locale. En effet les chrétiens ont été des acteurs actifs de l’occidentalisation. Cela sur le plan culturel, ce que leur reprochent justement les traditionalistes musulmans, mais aussi sur le plan économique. Leur départ accentue le décrochage de ces pays.
Le phénomène est dramatique. L’isolement intellectuel et l’ignorance de l’autre est accentuée par la mainmise traditionaliste ou islamiste sur les médias nationaux.
Restent les médias internationaux que l’on peut classer (sommairement) en arabophones sclérosants, Al Jazeera compris, et anglophones et francophones plus ouverts. Il y a aussi les réseaux sociaux, moins contrôlés qu’en Chine.
La situation du Moyen-Orient est de plus compliquée par les innombrables ingérences étrangères, particulièrement iranienne, russe et turque, qui ont pratiquement éliminé toute influence occidentale au Moyen-Orient.
Finalement, le départ des chrétiens et l’influence de régimes autoritaires extérieurs font très mal augurer de l’avenir du Moyen-Orient et de l’Algérie.
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