Le groupe Boko Haram est devenu si puissant ces derniers mois que des soldats tchadiens ont été envoyés en renforts fin février dans la région des monts Mandara, à la frontière entre le Nigéria et le nord du Cameroun. Début mars, des agences humanitaires s’alarmaient par ailleurs du retour forcé de milliers de Nigérians, sommés de quitter le Cameroun pour revenir sur les terres occupées par Boko Haram.
Ces régions ont particulièrement souffert des déprédations causées par ce mouvement insurrectionnel formé en 2002 et qui se réclame de l’idéologie salafiste djihadiste.
Cependant, pour les populations des monts Mandara, en majorité animistes et chrétiennes, cette situation n’est pas nouvelle et fait écho à des événements survenus au début du XXe siècle.
Le chef désigné de Boko Haram, Abubakar Shekau, présente en effet des similarités troublantes avec un autre « chef », le peul Hamman Yaji, qui a régné dans la même région entre 1902 et 1927.
Ce regard local nous semble crucial. Il semble indiquer que les actions de Boko Haram ne sont pas une éruption mystérieuse et sans précédent de la violence et de la sauvagerie, et que plutôt que d’être une idéologie importée des pays arabes, Boko Haram tire sa légitimité de ressources doctrinales et historiques endogènes à la région.
D’un ennemi à l’autre
Hamman Yaji était le lamido (chef traditionnel peul) de Madagali, une ville située à l’ouest des monts Mandara, et qui se trouve maintenant au Nigeria, près de la frontière internationale avec le Cameroun. Au début du XXe siècle, Yaji pendant vingt ans, a razzié la zone capturant des esclaves au sein des populations non-musulmanes, notamment celles habitant les monts Mandara, et tuant ceux qui lui résistaient.
Aujourd’hui, les non-musulmans vivant le long de la frontière entre le Cameroun et le Nigéria se réfèrent à Boko Haram comme étant « hamaji » terme dérivé de leur souvenir des actions meurtrières d’Hamman Yaji.
Groupes ethniques habitant les monts Mandara, l’une des régions les plus ethniquement diverses en Afrique. Scott MacEachern
Nous n’allons pas détailler ici l’histoire de Boko Haram qui a fait l’objet de nombreuses publications. Nous cherchons plutôt à comprendre pourquoi les populations se réfèrent à Boko Haram dans des termes qui rappellent la période de l’esclavage ? Pourquoi utilisent-elles le terme « hamaji » pour qualifier Boko Haram, et pourquoi comparent-elles Aboubakar Shekau à Yaji ?
Des archives étonnantes
Dès le début, la présence coloniale au Nord-Cameroun et au nord-est du Nigeria a été marquée par une véritable explosion de l’esclavage qui a perdurait jusque dans les années 1940, et sous des formes variées (esclavage royal, concubinage) jusque dans les années 1980.
Plusieurs sources primaires attestent de cette période, comme les traditions orales collectées par l’anthropologue Judith Sterner, puis les archives coloniales allemandes, françaises et anglaises.
La troisième source de notre compréhension de la traite des esclaves au XXᵉ siècle est atypique.
Il s’agit d’un journal intime dicté entre 1912 et 1927 par Haman Yaji, le plus important maraudeur d’esclaves du début du XXe siècle au sud du bassin du lac Tchad. Dans ce journal était consciencieusement rapporté le nombre d’esclaves et de bêtes capturés, ainsi que le jour et l’endroit où s’étaient déroulés les raids. Yaji n’a pas révélé la raison pour laquelle il entreprit la rédaction de son journal. On sait par contre qu’il disposait d’un écrivain, mais également d’un esclave pour garder et cacher le manuscrit.
Hamman Yaji, dans son journal autobiographique, mentionne une centaine de raids dirigés contre des colonies de peuplement dans et autour des monts Mandara, au cours desquels 1 600 esclaves furent capturés et plus de 150 autres tués. Sa base principale était à Madagali, située au pied des monts Mandara.
Hamman Yaji, le « monstre »
Les habitants des monts Mandara se souviennent encore d’Hamman Yaji comme d’un monstre ayant commis d’énormes atrocités. Une tradition orale recueillie à Sukur par Judith Sterner raconte ce qui suit :
« Pendant une razzia, les soldats d’Hamman Yaji coupèrent les têtes des villageois devant la maison de Tlidi [chef de Sukur], les jetèrent dans un trou, allumèrent un feu dedans, et se firent un repas au-dessus de ces têtes. Une autre fois, les femmes des hommes tués de Sukur durent venir pour ramener les têtes de leurs maris chez elles dans des calebasses ; et une autre fois encore, les soldats ramenèrent justement toutes les têtes à Madagali pour que les Fulbé puissent les voir ».
L’anthropologue hollandais Walter van Beek rapporte également les propos d’un informateur, Vandu Zra Té, qu’il a interviewé en 1989 (traduction The Conversation) :
« Hamman Yaji utilisait les gens comme monnaie. Il a acheté un bâton à moudre à une femme Fulbe et l’a payée avec un esclave. Il a acheté un tapis et l’a payé avec un esclave. Pour acheter une calebasse ou un bâton, il a payé avec des gens. Même une gourde de shikwedi (herbe pour les sauces) il l’a payé avec un esclave. C’est ce qu’il faisait. »
Pendant son règne, Hamman Yaji eut affaire à trois pouvoirs coloniaux différents. Jusqu’en 1916, Madagali était contrôlé par les Allemands. La Première Guerre mondiale provoqua un changement de régime colonial, et les Français y régnèrent de 1916 à 1922. Entre 1922 et 1961, Madagali fut sous l’autorité du régime colonial britannique.
Ces pouvoirs avaient une chose en commun : ils se servaient des structures politiques musulmanes, comme le lamidat de Madagali, pour administrer la région, ce qui explique en partie la survie des raids d’esclaves même au-delà de son interdiction officielle en 1936.
Une menace pour le pouvoir colonial
Les informateurs d’aujourd’hui sont bien conscients des avantages que cette position en retrait de l’autorité coloniale avait procurés pour le chef peul reconnu pour sa férocité :
« Hamman Yaji n’était pas un homme. Il était trop méchant pour être un homme. Il ne buvait que du sang humain comme boisson. C’est pourquoi il lui fallait tuer constamment pour avoir du sang à boire. À un moment, les Blancs n’étaient pas d’accord avec lui, et lui ont demandé d’arrêter. Mais c’était difficile de le contrôler quand il venait se cacher dans la montagne, et repartait à Madagali avec des captifs. Les Blancs qui contrôlaient la montagne étaient différents des Blancs qui contrôlaient Madagali, et il a su se jouer d’eux. »
Les sources écrites confirment la menace que représentait Yaji, à la fois, pour les populations locales et pour le pouvoir colonial. Les Anglais voulaient se débarrasser de lui pour diverses raisons, mais surtout parce qu’ils redoutaient son influence en lien avec le mahdisme, une croyance selon laquelle un chef de tribu musulman pouvait être un madhiste.
L’histoire singulière d’Hamman Yaji a particulièrement marqué la mémoire collective, comme le montre le récit de sa disparition selon laquelle un « Blanc » alla le chercher dans une fosse où il se terrait :
« Le Blanc paya le soldat et ils allèrent à la fosse : “Hamman Yaji, c’est fini pour toi”. Yaji en sortit, tout nu. Ils le montèrent sur un cheval et partirent, et personne n’a plus jamais revu Hamman Yaji. »
Hamman Yaji, n’était certes pas le seul chasseur d’esclaves, mais le fait qu’il ait été le dernier razzieur de la région en fit un symbole.
Abubakar Shekau, un fantôme du passé ?
Aujourd’hui le personnage crée par Abubakar Shekau ou du moins l’image qu’il projette semble le situer dans cette même continuation historique. Comme le souligne l’un de nos informateurs :
« Les razzieurs d’esclaves sont maintenant de retour, et ils sont partout, même dans nos montagnes. »
Une paix relative semblait en effet se profiler à partir des années 1960. Chronologiquement, ce furent d’abord les chasses aux esclaves à grande échelle qui disparurent, puis les dons et les ventes d’enfants en situation d’extrême famine, et enfin et progressivement, le concubinage.
Toutefois, la violence est restée, et c’est même le thème central des discours de locaux aujourd’hui affectés par le groupe Boko Haram.
Certes, le contexte est différent. La vie moderne, avec des relations autrement plus larges à l’intérieur et à l’extérieur du Nigeria, l’utilisation des réseaux sociaux et des nouvelles technologies par Boko Haram, un enracinement dans une situation étatique et une communauté globalisée, l’utilisation des motos comme moyen de mobilité et un islam radical globalisé, donnent une autre coloration au groupe terroriste.
Néanmoins, l’ancien chef peul était l’incarnation du danger, du mal absolu et de l’esclavage brutal, et c’est ce pillard qu’ils perçoivent comme revenu en la personne du leader de Boko Haram, Abubakar Shekau.
Cette « réincarnation » fonctionne d’autant plus que les deux hommes s’appuient sur les mêmes discours invoquant une inspiration islamique (mahdisme pour le premier, salafisme pour le second) et l’idée d’être investis d’une mission divine. Ils répandent l’un comme l’autre des discours apocalyptiques et définissent le monde en deux catégories : les « croyants » et les « incroyants ».
Instrumentalisation des femmes
L’analogie la plus frappante entre nos deux acteurs demeure cependant leur prédation des femmes, comme cela ressort dans les propos d’un de nos informateurs :
« Shekau n’est pas différent de Hamman Yaji. Les deux sont attirées par les jeunes femmes ; les deux tuent sans pitié ; et les deux boivent de l’eau dans des crânes d’hommes. »
En 2014, le leader de Boko Haram déclarait vouloir vendre sur un marché d’esclaves toutes les femmes et jeunes filles que son groupe avait capturé.
« Je vais les vendre sur le marché, au nom d’Allah. Il y a un marché où ils vendent les êtres humains […]. Une fille de 12 ans, je la donnerai en mariage, même une fille de 9 ans, je le ferai. »
On retrouve des similitudes avec les déclarations d’Hamman Yaji, qui rapporte ainsi dans des entrées de son journal datées du 21 mai au 6 juillet 1917.
« 21 mai : J’ai capturé 20 esclaves filles.
11 juin : J’ai capturé 6 esclaves filles et dix bovins, et j’ai tué trois hommes.
25 juin : J’ai capturé 48 esclaves filles et 26 bovins et j’ai tué cinq personnes.
6 juillet : J’ai capturé 30 bovins et six esclaves filles. »
Le journal indique qu’il a utilisé les jeunes femmes comme monnaie humaine, contre des chevaux par exemple ou en cadeau à ses partisans.
Cette instrumentalisation des femmes – venues volontairement rejoindre Boko Haram par nécessité ou ostracisées par leurs communautés – devenues esclaves sexuelles – est très similaire aux mécanismes constatés chez Hamman Yaji.
La promesse de jeunes femmes a en effet permis un mécanisme de recrutement des hommes extrêmement efficace, qu’il s’agisse de l’époque de Yaji ou de Shekau.
Cela permet notamment aux hommes de devenir « baaba saré » – en fulani, « chefs de famille », et donc adultes, ce qui est impossible sans mariage. Le banditisme de Boko Haram est ainsi devenu un mode de vie à part entière, comme l’ont été à leur époque les raids de Hamman Yaji.
Boko Haram a-t-il imité le schéma de Haman Yaji ?
Si les parallèles entre les deux groupes terrorisant la région ressortent clairement dans les discours locaux, il est encore difficile de savoir si Boko Haram s’est clairement inspiré de Hamman Yaji ou seulement en partie.
Il est toutefois établit que le contexte historique de la pratique de l’esclavage et du djihad a été significatif pour Boko Haram.
La secte considère en effet l’empire historique de Borno et surtout le califat de Sokoto comme l’âge d’or du mouvement djihadiste, et a sans doute bénéficié du climat d’insécurité déjà installé dans la région depuis au moins le XIXe siècle.
La violence associée à Boko Haram n’est certes pas une réplique de l’histoire ; elle est sa continuité, car la violence – et surtout la violence sexuelle – n’a jamais cessé d’être une réalité dans cette zone frontalière du bassin du lac Tchad.
Pourquoi ne pas prendre en compte ce contexte historique pour réfléchir efficacement à la façon de combattre une violence qui n’a, finalement peu ou jamais disparu dans cette zone ?The Conversation
Melchisedek Chétima, Historien et Anthropologue, Institut d’études avancées de Nantes ; Scott MacEachern, Professeur d’Archéologie et d’Anthropologie à l’Université Duke Kunshan, Duke University et Walter van Beek, Professeur émérite, anthropologue, Tilburg University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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