Le 12 février 1974, jour où il signait le texte ci-après, connu en français sous le titre « Vivre sans mentir », l’écrivain russe Alexandre Soljenitsyne était arrêté par le politburo. Le lendemain, il était expulsé d’Union soviétique et déchu de sa citoyenneté. Près de 50 ans plus tard, son appel à « vivre selon la vérité » n’a rien perdu de son importance, tout au contraire. Entre temps, le règne du mensonge — et de la violence qui lui est consubstantielle, comme il s’est efforcé de le rappeler — n’a cessé de s’étendre et de se renforcer. Au point qu’aujourd’hui, la plupart des gens, en France, vivent dans un régime n’ayant de démocratie que le nom, dans une civilisation dont les sources de production d’énergie dite verte ou propre ne sont ni l’un ni l’autre, dont le « développement » est tout sauf « durable », dont le « progrès » est une regrettable et interminable catastrophe spirituelle et donc sociale, dont le slogan « liberté, égalité, fraternité » est une mystification, dont les principaux média et les plus célèbres journalistes mentent comme des arracheurs de dents, activement ou par omission …

Dans plusieurs de ses textes, Soljenitsyne remarquait que, dans les sociétés humaines, le mensonge était immanquablement accompagné par la violence (et réciproquement). On le constate nous aussi, tous les jours et dans le monde entier.

À la violence répressive déployée par le gouvernement — office central du mensonge — contre les gilets jaunes, par exemple, en vue de les faire taire (le cas du transgenrisme est emblématique du lien entre mensonge et violence : refusant d’avaliser les grotesques mensonges selon lesquels les termes femme et homme ne désigneraient rien que des stéréotypes sociosexuels, selon lesquels il serait possible de « changer de sexe » ou de « naître dans le mauvais corps », refusant d’appeler « femme » un homme ayant commis un viol, l’autrice J.K. Rowling, à l’instar de nombre de féministes, se retrouve menacée de viol, de mort, de toutes les violences possibles et imaginables).

Dans son discours intitulé « Le Cri », rédigé à l’occasion de son obtention du prix Nobel de littérature, en 1970, Soljenitsyne notait : « On nous dira : que peut la littérature contre la ruée sauvage de la violence ? Mais n’oublions pas que la violence ne vit pas seule, qu’elle est incapable de vivre seule : elle est intimement associée, par le plus étroit des liens naturels, au mensonge. La violence trouve son seul refuge dans le mensonge, et le mensonge son seul soutien dans la violence. Toute personne qui a choisi la violence comme moyen doit inexorablement choisir le mensonge comme règle. »

Et inversement : choisir le mensonge comme moyen, c’est inéluctablement choisir la violence comme règle.

Dans « Vivre sans mentir », Soljenitsyne nous rappelle que l’acte de résistance le plus élémentaire — pour celles et ceux qui n’ont pas le courage de plus — consiste à refuser « de participer personnellement au mensonge ». « Vivre sans mentir » — c’est bien le minimum. Voici donc :

Il fut un temps où nous n’osions piper mot, fût-ce d’un chuchotement. Maintenant, voyez, nous écrivons pour le Samizdat, nous le lisons ; réunis dans les fumoirs d’un institut de recherche, nous ne nous lassons pas de nous plaindre : qu’est-ce qu’ils ne vont donc pas encore aller chercher, où ne vont-ils pas encore nous entraîner ! Et cette vantardise cosmique, inutile quand on n’a rien dans son propre pays à se mettre sous la dent, et ces régimes barbares qu’ils renforcent aux antipodes, et les guerres civiles qu’ils attisent, et Mao qu’ils ont fait grandir (à nos frais), et c’est encore nous qu’ils vont jeter contre lui, et il faudra bien marcher, où aller, d’ailleurs ? Et ils font un procès à qui ils veulent, et les gens bien portants, qu’ils transforment de force en débiles mentaux, toujours et toujours eux, et nous, nous sommes impuissants.

C’est déjà le fond de l’abîme, la mort universelle de l’esprit est imminente, la mort physique aussi dans le brasier qui nous engloutira tous, nous et nos enfants. Et nous continuons, comme devant, de sourire peureusement et de balbutier indistinctement :

— Mais comment pourrions-nous bien nous y opposer ? Nous sommes sans force.

Nous sommes si irrémédiablement déshumanisés que, pour toucher notre modeste ration de nourriture aujourd’hui, nous sommes prêts à sacrifier tous nos principes, notre âme, tous les efforts de nos ancêtres, toutes les espérances de nos descendants, tout, pourvu qu’on ne touche pas à notre chétive existence. Nous avons perdu toute fermeté, toute fierté, toute chaleur du cœur. Nous ne craignons même plus la mort atomique, nous n’avons plus peur d’une troisième guerre mondiale (on trouvera bien toujours un recoin pour se cacher), nous avons peur simplement de faire les premiers pas du courage civique ! Ah ! ne pas s’écarter du troupeau, ne pas faire un pas solitaire, pour risquer de se retrouver tout d’un coup privé de petits pains blancs, privé de chauffe-eau, interdit de séjour à Moscou !

On nous l’a bien seriné dans les cercles d’études politiques, et cela est bien entré en nous, cela nous fait une existence commode, cela suffit pour toute la vie : le milieu, les conditions sociales, impossible d’y échapper, la réalité objective détermine la conscience, que sommes-nous, nous autres, là-dedans ? Nous n’y pouvons rien.

Or, nous pouvons tout ! Mais nous nous mentons à nous-mêmes pour nous tranquilliser. Ce n’est pas de leur faute à eux, c’est de la nôtre, de la nôtre seulement !

Objection : mais de fait, que pourrions-nous bien inventer ? Nos bouches sont bâillonnées, on ne nous écoute pas, on ne nous demande pas notre avis. Comment les contraindre à nous écouter ?

Les convaincre qu’ils ont tort ? Impossible.

Le plus naturel : les soumettre à de nouvelles élections, mais cela n’existe pas dans notre pays.

En Occident, les gens connaissent les grèves, les manifestations de protestation, mais nous, nous sommes trop abattus, cela nous fait peur : comment ? Comme cela, brusquement, refuser de travailler ! Comme cela, descendre dans la rue !

Quant aux autres voies, ces voies fatidiques dont l’histoire russe, au siècle dernier, a fait l’amère expérience, à plus forte raison, elles ne sont pas pour nous. Sincèrement, non ! Aujourd’hui que toutes les haches ont fini de faire leur travail, que tout ce qui avait été semé a levé, nous voyons dans quelle erreur étaient tombés, dans quelles fumées s’étaient égarés ces jeunes gens si sûrs d’eux-mêmes qui pensaient au moyen de la terreur, d’un soulèvement sanglant et de la guerre civile, apporter au pays la justice et le bonheur. Non, merci, ô dispensateurs de lumières ! Car maintenant, nous savons que l’infamie des méthodes se multiplie dans l’infamie des résultats. Que nos mains restent pures !
Ainsi, le cercle est fermé ? Et, de fait, il n’y a pas d’issue ? Et il ne reste plus qu’à attendre, les bras croisés, que quelque chose arrive de soi-même ?…

Mais ce qui nous colle à la peau ne se détachera pas de soi-même si nous continuons, jour après jour, à l’admettre, à l’encenser et à l’affermir, si nous ne nous arrachons pas à ce qui lui est le plus sensible. Au mensonge !

Quand la violence fait irruption dans la vie paisible des hommes, son visage flamboie d’arrogance, elle porte effrontément inscrit sur son drapeau, elle crie : « Je suis la violence ! Place, écartez-vous, ou je vous écrase ! » Mais la violence vieillit vite. Encore quelques années et elle perd son assurance, et pour se maintenir, pour faire bonne figure, elle recherche obligatoirement l’alliance du mensonge. Car la violence ne peut s’abriter derrière rien d’autre que le mensonge, et le mensonge ne peut se maintenir que par la violence. Et ce n’est ni chaque jour, ni sur chaque épaule que la violence pose sa lourde patte : elle n’exige de nous que notre obéissance au mensonge, que notre participation quotidienne au mensonge et c’est tout ce qu’elle attend de ses loyaux sujets.

Et c’est là justement que se trouve, négligée par nous, mais si simple, si accessible, la clef de notre libération : Le refus de participer personnellement au mensonge ! Qu’importe si le mensonge recouvre tout, s’il devient maître de tout, mais soyons intraitables au moins sur ce point : qu’il ne le devienne pas par moi !

Et cela, c’est une brèche dans le cercle imaginaire de notre inaction — pour nous : la plus facile à réaliser, pour le mensonge : la plus destructrice. Car lorsque les hommes tournent le dos au mensonge, le mensonge cesse purement et simplement d’exister. Telle une maladie contagieuse, il ne peut exister que dans un concours d’hommes.

Nous ne sommes pas appelés à — nous ne sommes pas mûrs pour — aller sur la place publique et proclamer à grands cris la vérité, et dire tout haut ce que nous pensons tout bas. Ce n’est pas pour nous, cela fait peur.

Mais refusons au moins de dire ce que nous ne pensons pas !

Voilà donc notre voie, la plus facile, la plus accessible, étant donné notre couardise organique et enracinée, c’est une voie bien plus facile (chose terrible à dire) que la désobéissance civique à la Gandhi.

Notre voie : ne soutenir en rien consciemment le mensonge ! Conscient de la frontière au-delà de laquelle commence le mensonge (chacun la voit de façon différente), reculer en deçà de cette frontière gangrenée. Ne rien renforcer au moyen des baleines de corset ou des écailles de l’idéologie, ne pas coudre de ces loques pourries, et nous serons frappés de voir avec quelle rapidité, quelle absence de résistance le mensonge tombera à terre de lui-même, et ce qui doit être nu apparaîtra au monde dans sa nudité.

Ainsi donc, que chacun d’entre nous, au travers de notre pusillanimité, que chacun d’entre nous fasse son choix : ou bien demeurer un serviteur conscient du mensonge (oh ! bien sûr, pas par penchant naturel, mais pour nourrir sa famille, pour élever ses enfants dans l’esprit du mensonge !), ou bien considérer que le temps est venu de se secouer, de devenir un homme honnête, digne d’être respecté et par ses enfants et par ses contemporains. Alors, à dater de ce jour :

  • il n’écrira plus désormais ni ne signera, ni ne publiera d’aucune façon aucune phrase constituant, selon lui, une déformation de la vérité ;
  • des phrases de ce genre, que ce soit au cours d’une conversation privée ou publiquement, il n’en prononcera ni de lui-même, ni en répétant une leçon, ni en qualité de propagandiste, de professeur ou d’éducateur, ni sur scène dans un rôle de théâtre ;
  • picturalement, sculpturalement, photographiquement, techniquement, musicalement, il ne représentera, n’accompagnera, ne diffusera la moindre idée mensongère, la moindre déformation, qu’il aura distinguée, de la vérité ;
  • il ne produira ni oralement, ni par écrit aucune citation « directive », par désir de plaire, à titre de contre-assurance, pour assurer le succès de son ouvrage, s’il n’est pas entièrement d’accord avec la pensée citée ou bien si elle n’est pas exactement ajustée à son propos ;
  • il ne se laissera pas contraindre à aller à une manifestation ou à un meeting contre son gré ou sa volonté. Il ne prendra, il ne portera aucune banderole s’il n’est pas entièrement d’accord avec le slogan qui figure sur elle ;
  • il ne lèvera pas la main en faveur d’une motion à laquelle il ne se rallie pas sincèrement ; il ne votera ni publiquement ni à bulletin secret pour une personne qu’il tient pour indigne ou douteuse ;
  • il ne se laissera pas entraîner de force à une réunion où il peut s’attendre à voir discutée une question de façon coercitive, déformée ;
  • il quittera sur-le-champ toute salle de séance, de réunion, de cours, de spectacle, de cinéma, dès qu’il aura entendu un orateur y proférer un mensonge, une ineptie idéologique ou des phrases de propagande impudente ;
  • il ne s’abonnera pas (ni n’achètera au numéro) à un journal ou à une revue qui déforme l’information ou passe sous silence des faits essentiels.

Notre énumération, cela va de soi, ne recouvre pas tous les cas possibles et nécessaires où il faut s’écarter du mensonge. Mais quiconque sera entré dans la voie de la purification n’aura aucune peine à discerner d’autres cas avec une clairvoyance nouvelle.

Eh oui, les premiers temps seront difficiles. Il en est qui se retrouveront momentanément sans travail. Les jeunes gens qui voudront vivre selon la vérité se verront fortement compliquer les premiers pas de leur jeune existence jusqu’aux leçons qu’il faut réciter à l’école, tout est truffé de mensonges, il faut choisir. Mais, pour qui veut être honnête, pas d’échappatoire : il ne se passe pas de jour où chacun de nous, fût-ce dans les matières scientifiques et techniques les plus exemptes de danger, ne soit contraint à faire l’un ou l’autre des pas que nous venons de dire, du côté de la vérité ou du côté du mensonge ; du côté de l’indépendance spirituelle ou du côté de la servilité spirituelle. Celui qui manquera de courage au point de renoncer à défendre son âme, que celui-là n’aille pas s’enorgueillir de ses idées d’avant-garde, se targuer d’être académicien ou « artiste du peuple », personnalité émérite ou général, qu’il se dise : je suis un veau et un poltron, je n’ai besoin que d’une chose : avoir mangé et être bien au chaud.

Cette voie elle-même, la plus modérée des voies de la résistance, sera difficile à suivre pour les hommes encroûtés que nous sommes. Combien plus facile, tout de même, que de faire la grève de la faim ou de s’arroser d’essence, le corps enveloppé de flammes, les yeux éclatés sous l’effet de la chaleur ; nous autres, nous trouverons toujours du pain noir et de l’eau claire pour notre famille.

Trahi par nous, trompé par nous, ce grand peuple d’Europe, en vérité, le peuple tchécoslovaque ne nous a-t-il pas montré qu’une poitrine sans défense peut tenir même contre un char, s’il bat en elle un cœur digne ?

Une voie difficile ? La moins difficile, pourtant des voies possibles. Un choix difficile pour le corps, le seul choix possible pour l’âme. Une voie difficile, certes, mais Il y a d’ores et déjà chez nous des hommes et des femmes, par dizaines même, qui tiennent bon depuis des années sur tous nos points, qui vivent selon la vérité.

Il ne s’agit donc pas d’être les premiers à s’engager dans cette voie, mais de se joindre aux autres ! La route sera d’autant moins longue et pénible que nous serons plus unis, plus nombreux à nous y engager ! Si nous sommes des milliers, personne ne pourra venir à bout de nous. Des dizaines de milliers, et notre pays deviendra méconnaissable !

Mais si nous cédons à la peur, cessons alors aussi de récriminer contre ceux qui ne nous laissent pas respirer librement : c’est nous-mêmes qui nous en empêchons ! Courbons l’échine, attendons encore, et nos frères biologistes ne tarderont pas à trouver le moyen de lire dans nos pensées et de modifier nos gènes.

Si nous cédons là aussi, nous prouverons que nous sommes des nullités, des irrécupérables et c’est à nous que s’applique le mépris de Pouchkine :

Que sert à des troupeaux d’être libres ?
Le lot qui leur échoit est d’âge en âge
Un joug, des grelots et un fouet.

A. Soljenitsyne

Moscou, le 12 février 1974.